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milk on the rocks
13 février 2007

Bertrand Carthagène - Episode 5

Beateam_10Sur les coups de 15h, Bertrand s’est proposé d’aller faire un petit somme, pour oublier Jeannot et sa morale. Mais un coup de fil de Frédéric James l’a retenu dans le salon. Frédéric était un petit connard. Il jouait dans un petit groupe de rock. Il écrivait de petites chansons insipides pour petits minets parisiens à petite cervelle. Le drame de Frédéric était donc qu’il visait trop grand. Et parfois, il appelait Bertrand car ils s’étaient un peu fréquentés par le passé. Il appelait Bertrand pour s’enquérir que Leyrift n’avait bien toujours aucun projet à venir. Cet après-midi, tandis que Frédéric expliquait sa dernière découverte -baiser est un bon moyen de trouver l’inspiration, rien que ça !- Bertrand remarquait qu’il n’aimait pas beaucoup les Frédéric en général. Et dans le cas de Frédéric James, il se remémora  quelques mots assassins de Céline à l’égard de Jean-Paul Sartre, « l’agité du bocal ».

« Fred ?

‑ Oui ...

‑ Tu veux savoir un truc ?

‑ Je t’écoute.

‑ Sais-tu qu’à la sortie de la guerre, Jean-Paul Sartre a publié un Portrait d’un Antisémite dans Les Temps Modernes. Il voulait, dans ce réquisitoire, faire un point définitif sur l’antisémitisme de Céline qu’il expliquait par son intérêt pour l’argent. Céline s’est alors défendu dans quatorze feuillets de réponses que Les Cahiers de la Pléiade ont refusé de publier.

‑ Et ?

‑ Dans l’un de ces feuillets, il décrit Sartre en ces termes : “Satanée petite saloperie gavée de ma merde, tu me sors de l’entre fesse pour me salir au dehors !”

‑ Et alors ?

‑ J’aurais souhaité être capable d’écrire la même chose à ton égard. Mais je n’ai malheureusement pas les talents d’écriture de Céline. »

Frédéric James a raccroché et Bertrand put enfin s’allonger pour un peu de repos. Quand il s’est réveillé, c’était déjà samedi. Il avait du dormir plusieurs heures, peut-être même plusieurs jours. Il ne se souvenait plus vraiment quand est-ce qu’il s’était couché pour la dernière fois. Il sentait une légère douleur dans le dos. Il  fouilla dans sa pharmacie, celle que lui avait préparé Amoud, le dealer de la rue Réaumur, celle que Cécile avait jeté plusieurs fois par la fenêtre. Il prit finalement trois cachets de Mobic 7,5 mg avec une gorgée de Get 27. Il a décidé de se rendre à l’exposition Malaval, il ne voulait pas s’endormir encore trois jours de plus sur le canapé du petit salon. Il est rentré sur les coups de 19h. Comme il n’avait rien de prévu ce soir, il s’est assis dans l’entrée, les jambes en croix. Il a griffonné quelques mots. Pendant une bonne heure. Il s’est relu pour vérifier, au cas où…

Samedi 10 Décembre. Un court article merdique par un pas si jeune artiste merdique, Bertrand C.

Robert Malaval est mort en vain. Un peu dans l’oubli, un peu dans l’indifférence, un peu dans la merde. C’était en 1980. Peu s’en souviennent, pas même lui. Le premier punk français n’a pas eu droit à la postérité. Pas d’étiquette martyr pour lui, pas de foules en deuil, pas de germes jetées par centaines sur la stèle. Vingt-cinq ans après, Malaval récolte enfin les fleurs qu’il mérite ; le Palais de Tokyo décide de lui rendre hommage jusqu’au 8 janvier 2006 dans une troublante exposition : Robert Malaval, Kamikaze.

Malaval, je ne connaissais pas. Tout juste de nom, pour jouer les érudits de la contre-culture de temps à autre. Et puis, il y eut cet article de Patrick Eudeline dans je ne sais plus quel Rock & Folk. Je n’aime pas trop Patrick Eudeline depuis sa prestation de junky ‑ ce qu’il semble fier d’être à l’écran comme à la vie, dans ce torchon faussement scandaleux qu’était Baise-Moi. Quand j’ai refermé le Rock & Folk, j’ai appelé Cécile pour qu’elle m’accompagne au Palais de Tokyo. J’ai senti qu’elle ne viendrait pas. Mais une fois sur place, j’ai quand même patienté presque une heure. Au cas où. Je suis allé prendre un verre dans la rue de la Manutention. Finalement, j’ai acheté un seul ticket pour l’expo Malaval. Cécile allait-elle rater quelque chose ? Nous verrions bien.

Deux heures plus tard, j’étais sous le choc. Je suis même resté assis sur les marches du Palais un bon quart d’heure à me griller clope sur clope. Artiste météore, Robert Malaval est l’artiste rock par excellence. Vivre sans concessions, jusqu’au bout de ses choix comme de ses erreurs, sans regret et sans calcul. Son œuvre, aujourd’hui plagiée par pléthore de jeunes artistes en mal de sensations, est à son image : un tourbillon créatif d’une puissance rare, cramé par tous les bouts, bordélique, en constant renouvellement, avant-gardiste. Difficile par exemple de faire le rapprochement entre le célèbre aliment blanc de ses débuts, qui envahit les dessins, les sculptures, les objets et investit le champ du réel, et ses séries de toiles de paillettes absolument scandaleuses. Figure de proue d’un Pop Art français qu’il a férocement dépoussiéré, Malaval ne s’est rien refusé. Dandy pop proche des Rolling Stones (il travaillait sur un livre concept dédié à nos jeunes rock stars), écrivain, maître zen enregistrant les bruits de la rue, de la Seine, des voitures et de la mer, urbaniste visionnaire, prophète glam-rock qui peint avec des paillettes, hippie à la recherche du monde « rose-blanc-mauve », inventeur de l’esthétique punk. Mais toujours avec le même désir. Héros underground, Robert Malaval peignait comme on plaque un accord de guitare, pour faire jaillir de ses toiles le son d’une époque dont il ne voulut pas sortir vivant. Le son d’un autre monde, fulgurant et visionnaire, à la croisée des rêves assassins parce qu’excentriques.

A trop vouloir côtoyer les comètes de ses toiles sévèrement psychées, Robert s’est sérieusement baisé la gueule. En 1980, Malaval tire ses dernières cartouches. Il fait le pari du direct. Il investit la Maison des Arts de Créteil et s’ouvre au public qui peut venir l’admirer se débattre avec ses toiles. Malaval peint live sous le regard horrifié d’un public pas vraiment avisé. Il peut passer des heures à ne rien foutre, pendu au bout d’un de ses pinceaux qui ressemble plus à un balai à chiottes qu’à… quoique ce soit. Il peut aussi torcher une toile en cinq minutes. Depuis le balcon, les insultes volent : « Pédé ! Taré ! ».

« On n'a jamais insulté un virtuose parce qu'il ne joue qu'une heure. Il faut du courage pour monter sur scène, mais le public m'inspire. On est en état de guerre contre soi-même et le minable extérieur. Je peins au dernier moment pour que ma peinture soit la plus fraîche possible. Ça m'ennuierait d'en faire du matin au soir et de parfaire toute ma vie le même tableau. » répond Malaval. Allons tous nous faire mettre. Sans crainte aucune. Malaval nous quitte peu avant le 15 Août, un trou dans le ciboulot. Allongé sous deux lampes d’architecte. On ne plaisante pas avec la vie. On ne plaisante pas avec l’Art. On ne plaisante pas quand on ne comprend pas. On se tait et on écoute : « La note arrive. J’ai bien vécu et je n’ai pas envie de payer l’addition. »

Fin du voyage. Certains souhaitent-ils ajouter quelque chose ? Non, restons en là. C’est bien assez pour ce soir. J’ai d’horribles migraines à soigner.

Je vous embrasse. Malaval vous emmerde.

Bertrand C.

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